Judith Soula : En 1987, vous entraîniez le club de Toulon. Il décrochait le titre de champion de France face au Racing. Entendre des extraits des commentaires de ce match historique, j'imagine que cela ravive de l'émotion ? Daniel Herrero : De bons souvenirs et des émotions fortes, je dirai même une vibration. C'est déjà dans les temps, disons "anciens", mais c'est dans mon cœur et, je crois, dans la mémoire du rugby de France une finale qui avait eu son intérêt, son charme, peut-être même sa poésie. Surement aussi, ce qui va être peut-être être le cas de ce qui nous attend ce week-end, un assez gros affrontement entre des équipes qui étaient les meilleurs du moment.Cela faisait un moment que Toulon attendait ce titre. Leur dernier titre remontait à 1931, il y avait beaucoup de pression à l’époque ? Je le ressentais comme un événement qui avait sa légitimité. J'ai forte mémoire de ce qui avait été le chemin vers la consécration. Rappelons que les temps étaient différents sur les hommes, sur leurs morphologies, parfois sur leur stratégie et sur leur robustesse. J'ai mémoire de la complexité de la route, de la pression régulière. On avait été sur l'ensemble de la saison quasiment premier sur tout : l'attaque, la défense, le drop, les buts et les essais. La pression était sur "c'est légitime d'être au bout" alors après, gagner, cueillir l'étoile, ouh ! C’est une complexité assez élevée, difficile à définir. Mais nous n'avions pas la surpression qui trouble, qui inhibe ou qui peut faire perdre la lucidité. D'autant que nous avions un adversaire original, qui lui, n'en avait mis aucune sur ses hommes. C'était l'adversaire, non pas le plus léger en terme de poids ou de morphologie, mais en terme de préparation.
"Ils avaient joué avec des noeuds papillon roses"
À l'époque, le Racing était en construction ? En construction, mais ils avaient quand même déjà 6 ou 7 joueurs internationaux, et en même temps on ne peut pas avoir oublié leur légèreté comportementale : ils avaient joué avec des nœuds papillon roses. Il y avait une forme de poésie ou de comportement ludique dans l'appréhension du très très haut niveau. Ce qui pour moi représentait le plus gros danger. Dans le sens où les équipes en haute pression, surgorgée d'orgueil et parfois un peu aveugle, ce ne sont pas les équipes les plus périlleuses. Les plus dangereuses sont celles qui ont un incontestable talent, mais qui ne sont en rien gênées par la culture du moment ou par la force de l'évènement. C'est une qualité, quand tu as en face un adversaire à bloc de talent et en même temps que rien ne va le gêner pour qu'il l'exprime. Le Racing a été champion ensuite en 1990. Toulon l'a aussi été en 2014. Est-ce qu'on peut faire un parallèle entre ces deux clubs qui ont été les meilleurs dans la fin des années 80, mais qui ont aussi connu un passage à vide avec la case Pro D2 avant de se retrouver de nouveau au sommet aujourd'hui ? Oui, il y a un parallèle sur la métamorphose, ou sur la transformation. Le jeu de rugby a vécu le grand bouleversement fondamental du professionnalisme à la fin des années 90. Les deux équipes qui furent grandes -pour ne pas dire immense et conquérante - ont vu derrière la gloire une reconstruction difficile. Elles se sont un peu affaiblies. Elles ont perdu des talents et ont eu une fin de cycle conquérant assez difficile. À ce moment-là, le professionnalisme est arrivé. Avec le professionnalisme sont arrivées des mutations, notamment dans le sens de l'économie, de la gestion des hommes, de l'émergence des talents... Et surtout dans le sens, je dirai, d'aller un peu voir ailleurs où se trouvent les talents. Le professionnalisme a mis une transformation radicale qui est d'aller acheter des joueurs un peu de partout si l'économie est suffisante. La phase précédente, on formait pour l'essentiel dans le club ou sur le périmètre.
"Et puis, le mécène est arrivé du monde de l'économie et de la finance"
Comment ont réagi les deux clubs à ce changement de phase ?Les deux équipes du Racing et de Toulon ont assez gravement souffert, elles ont probablement mal recrutées, elles ont eu des économies flageolantes, pour ne pas dire faible. Toulon a sombré et le Racing a sombré corps et âme. À tel point que sa survie a été quasiment assurée par un jumelage avec le club, non pas ennemi, mais antinomique au possible, qui était le club du Métro. C'était les prolos, le club de la rusticité, du monde du travail, alors que le Racing, c'était la grande tradition bourgeoise quasiment anglo-saxonne. Là, il y a eu un grand bouleversement. Les deux équipes ont mis le pied à terre cinq ou six ans. Et puis, le mécène est arrivé dans les deux clubs : celui qui, avec une économie lourde, ne vient en rien du monde du rugby, mais du monde de l'économie et de la finance. Celui qui va s'offrir à la fois le club et qui va déclencher un projet de conquête ou de reconquête à partir d'économie lourde. Les deux équipes ont été à des vitesses diverses et relativement performantes. Toulon, deux ou trois ans après l'arrivée de Mourad Boudjellal, est remonté en Top 14 et a vite conquit les premiers titres. Il est dans le haut du panier depuis 7 ou 8 ans avec trois titres européens et le titre de champion de France en 2014. Le Racing a été un peu plus longuet, mais maintenant il y arrive, et on sent qu'il est débordant d'appétit.