Longue de plusieurs décennies, la relation entre Yves Saint-Laurent, créateur de génie du monde de la mode, et Pierre Bergé, influent homme d’affaires et de médias, n’a pas été un long fleuve tranquille, loin de là. Chauffeur de Pierre Bergé entre 1984 et 1989, Fabrice Thomas a ensuite partagé la vie d’un Yves Saint-Laurent déjà affaibli de 1990 à 1993, alors qu’il n’avait encore que 29 ans, soit 25 de moins que le créateur. Co-auteur de Saint-Laurent et moi, une histoire intime (avec la journaliste canadienne Aline Apostolska), il livre aujourd’hui un témoignage édifiant sur l’emprise de Pierre Bergé sur Yves Saint-Laurent et sur lui-même, témoignage qui a mis du temps à convaincre une maison d’édition.
"Pierre Bergé avait une influence terrible sur les médias"
"Cela faisait déjà trois ans que je cherchais à me faire éditer. Ça a été tout un parcours pour rencontrer un éditeur, et j’ai eu vraiment eu de la chance de rencontrer Pierre Bourdon des éditions Hugo, qui m’a ouvert le chemin. C’est un fait : quand Pierre Bergé est décédé, ça m’a libéré. Il y avait une grande omerta sur mon livre. On est en droit en France de s’attendre à une grande liberté d’expression pour ce qui est de la dénonciation d’abus flagrants, mais tout le monde ne parle que du caractère quasi-sacré de Pierre Bergé, qui avait une influence terrible sur les médias et la politique. Je sortais par ailleurs de six ans de procédure avec M. Bergé, et ça faisait fuir tout le monde", explique-t-il ce jeudi au micro d’André Bercoff sur Sud Radio.
Rapports conflictuels, homosexualité, humiliations… Fabrice Thomas n’élude aucun sujet dans ce livre. "J’avais besoin de sécurité. Mon père m’avait formaté pour subir ce que j’ai subi. Quand je suis rentré chez Pierre Bergé, j’avais déjà une soumission instinctive due au traitement de mon père, aux traumatismes, aux humiliations et aux attouchements qu’il m’a fait subir. Il est certain que Pierre Bergé a profité de mon état, je prendrais cela comme un abus de faiblesse. Mais je n’avais pas d’autres moyens de rentrer dans cette entreprise", déclare-t-il.
"Yves Saint-Laurent était sous l’emprise de Pierre Bergé"
Pour Fabrice Thomas, la relation entre les deux hommes était très déséquilibrée dans les années 1980-1990, avec un Pierre Bergé qui exerçait une domination considérable sur Yves Saint-Laurent. "En tant qu’être humain, Yves était un homme faible, sous l’emprise de Pierre Bergé qui l’avait vampirisé, qui lui avait pris son âme, son talent, sa fortune. Pierre avait effectué un travail d’isolement sur Yves Saint-Laurent. Je ne sais pas si Yves serait monté si haut sans Pierre Bergé, mais il avait déjà un grand talent, en plus d’une écriture et d’une culture incommensurable. (…) Pierre était un peu satanique. Il a empêché Yves de s’exprimer, de vivre, il l’avait mis dans une bouteille en verre. Tous les gens que j’ai connus comme ayant fréquenté Pierre Bergé en tant qu’hommes ont été détruits ou cassés, dans un mauvais état. Je me souviens d’un jour, quand j’emmenais Pierre Bergé chez Mitterrand, il m’a dit : "J’ai eu ton père, je t’ai eu, j’aurai peut-être tes fils". Il pouvait être quelque peu sarcastique. J’ai tout lâché quelques temps après", assure-t-il.
Reconnaissant l’état bipolaire d’Yves Saint-Laurent, qui "pouvait partir d’un état profond de mélancolie et de dépression, et devenir tout d’un coup une lumière avec une aura et une puissance incroyable", Fabrice Thomas dénonce le système mis en place par Pierre Bergé pour isoler son compagnon de toujours. "C’étaient deux monstres sacrés, personne n’a pu vivre longtemps aux côtés de ces gens-là. Tous les gens qui ont pu devenir intimes avec Yves ont été taxés de "mauvaise influence" par Pierre. Il avait créé un grand système d’isolation autour d’Yves, tous ses faits et gestes étaient rapportés dans l’heure à Pierre Bergé. (…) De 1990 à 1993, ils étaient en guerre totale, et à sa sortie de la clinique de Garches, le directeur de la clinique et sa famille avaient bien compris qu’il fallait à tout prix l’isoler de Pierre Bergé car ce n’était pas bon pour lui", indique-t-il.
Écoutez en podcast l'intégralité de l'interview de Fabrice Thomas sur Sud Radio