Raphaël Enthoven est co-fondateur, avec Caroline Fourest, du magazine Franc-Tireur.
Raphaël Enthoven : "Les gens qui disent que la Terre est plate ont déjà un désir de connaissance"
Comment est né ce magazine ? "Le journal est né d’une intuition, du sentiment qu’il manquait un journal pour les voltairiens pas contents, les Républicains pas satisfaits… C’est comme ça qu’on a conçu ce journal, dont la raison d’être est de défendre la raison, mais qui ne refuse pas un coup de boules, on fait les deux", a répondu Raphaël Enthoven.
Le 100ème numéro de Franc-Tireur est consacré aux fake news. Le complotisme est-il une forme de révolte? "Non. Si on fait une lecture charitable du complotisme, c'est un désir de connaissance. De la même manière, les gens qui disent que la Terre est plate ont déjà un désir de connaissance. Spinoza dit que l'erreur est n'est d'une privation de connaissance, mais que c'est déjà un élément. C'est déjà une petite parcelle de vérité. On peut considérer charitablement que le complotisme est un désir de connaissance. Mais en réalité, le complotisme est un désir d'ignorance. C'est un désir d'être dupe. C'est tout à fait différent. C'est un désir d'être dupe, maquillé en sentiment de savoir. C'est-à-dire qu'on veut ignorer. Et pour ça, on se persuade qu'on sait", a expliqué Raphaël Enthoven.
"Les gens ont toujours eu la tentation de rechercher la compagnie des gens qui pensaient ou qui croyaient comme eux"
Pourquoi les fake news sont-elles aussi répandues ? "Ce qui est intéressant avec les fake news, c'est que c’est pas des falses news, c'est pas juste des choses fausses, ce sont aussi des choses désirables, ce sont des choses que les gens ont envie de croire. En 1762, les gens avaient envie de croire que le drapier Jean Callas, parce qu'il était protestant, avait tué son fils converti au catholicisme. Et peu importe qu'il soit innocent, les gens voulaient le croire, il a été exécuté pour cette raison-là. Ce qui est fou avec les fake news, c'est que quand on combat les fake news, on ne combat pas seulement la fausseté, on combat la duperie délibérée, on combat la crédulité volontaire, on combat des gens qui ont le désir absolu de croire ce qu'on leur montre. C'est la raison pour laquelle il ne sert à rien de les démentir.
On ne veut plus faire la différence entre ce qui est la vérité et ce qui est une fausse information. Et ce refus est doté de moyens considérables. Les gens ont toujours eu la tentation de rechercher la compagnie des gens qui pensaient ou qui croyaient comme eux. Mais aujourd'hui, ce désir-là est doté de moyens considérables. Si vous voulez penser que la Terre est plate, vous pouvez vous entourer de gens qui pensent la même chose et qui ne changeront pas d'avis. Et vous pouvez vivre dans un monde où la Terre est effectivement plate, d'une certaine manière. Et c'est en cela que l'adversité à laquelle on s'adosse est une adversité démesurée, et c'est un ennemi absolu. C'est un ennemi considérable parce que ça n'est pas simplement le mensonge, l'ennemi. C'est le désir de croire", a expliqué Raphaël Enthoven.
"Par exemple, sur l'hydroxychloroquine, c'était extraordinaire. Le truc avait été démenti quasiment dès le début. Mais le désir de croire était si puissant qu'il interprétait tout démenti comme une adversité. Dans le cas du docteur Raoult, c’était particulier puisque le charlatanisme était porté par un scientifique, par quelqu'un qui avait les diplômes. Donc il y avait la caution du diplôme qui couvrait en réalité des pratiques infâmes. Ce qui est merveilleux avec cette histoire, c'est que c'est une défense non scientifique de l'autorité du scientifique. On dit : ‘regardez tous ses diplômes, il a forcément raison, vous n'en avez pas donc vous avez forcément tort’. Or, le problème n'était pas une question d'expertise, on ne débattait pas du contenu de la molécule hydroxychloroquine. Il n'y avait besoin d'aucune compétence spécifique pour s'apercevoir dès le début que l'escroquerie était spectaculaire."
"Camus est le meilleur ami des gens qui se battent, alors qu'ils n'ont pas grand espoir"
Raphaël Enthoven se produit aussi au théâtre, sur la Scène Libre, du mercredi au samedi à 19 heures jusqu’au 12 novembre 2023. Le nom de son spectacle : "Camus par Enthoven". "Camus, c'est quelqu'un qui ne croit en rien mais qui se bat quand même. C'est quelqu'un qui n'a pas besoin de la croyance pour se battre. C'est quelqu'un qui n'a pas besoin d'un horizon ou d'un sommet à atteindre pour pousser son caillou. Et en cela, c'est le meilleur ami des gens qui se battent, alors qu'ils n'ont pas grand espoir. Et c'est plutôt mon cas. De ce point de vue, il est un compagnon idéal. Et puis Camus est celui dont les intuitions éclairent l'actualité de façon étonnante. Dans L'Homme révolté, Camus théorise le fait que l'homme révolté dit oui avant de dire non. Il dit ‘on se révolte par amour avant de se révolter par haine, la révolte est un projet avant d'être un rejet’. Et quand on prend le cas des Gilets jaunes, où l'on voyait des gens si différents communier dans un rejet mais incapables de se donner un projet politique, on était au cœur de l'analyse que Camus fournissait en 1951. Il y a mille effets de cette nature avec les œuvres de Camus, parce qu'il avait des intuitions formidables. Et puis parce que la nature humaine n'évolue pas.
Sisyphe est formidable aussi. Sisyphe, c'est quand même celui qui est condamné à pousser un caillou au sommet d'une montagne avant qu'il retombe de l'autre cote. C'est la vanité de tous nos gestes, c'est notre autoportrait, c'est notre condition. Et dans le même temps, Camus montre que Sisyphe a la liberté de changer son désir. C'est-à-dire de remplacer le désir absurde d'atteindre le sommet où le rocher ne tient pas par le désir beaucoup plus concret, beaucoup plus consistant de pousser le rocher. Sisyphe, c'est celui qui consent à l'époque à ses injustices, à son absurdité, mais en revanche, se retrousse les manches et se décide à y faire ce qu'il peut", a fait savoir Raphaël Enthoven.
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