"Il a présenté ses papiers et il a décollé tranquillou": l'intermédiaire Alexandre Djouhri a livré lundi une version fantaisiste du départ de France en 2012 de l'ex-directeur de cabinet de Mouammar Kadhafi, un épisode considéré par l'accusation comme une exfiltration organisée par le pouvoir Sarkozy pour le faire taire.
Après la mort du dictateur, Bechir Saleh, qui dirigeait le fonds souverain libyen, est acheminé en France en secret le 23 novembre 2011. Mais fin avril 2012, Mediapart publie la fameuse note qui est le détonateur de l'affaire des soupçons de financement libyen.
Et début mai, Bechir Saleh est photographié par Paris Match à Paris, alors qu'il est visé par une notice rouge d'Interpol sur plainte de la Libye.
On est alors en pleine campagne. Nicolas Sarkozy, président sortant, déclare le 2 mai à la radio que si une notice rouge effective existe bien, Bechir Saleh sera interpellé. Et le 3 mai, ce dernier quitte discrètement la France.
Ce départ, "j'y étais", confirme à la barre Alexandre Djouhri, costume noir, lunettes rondes et langage fleuri. Vers 18H00 ce jour-là, il a retrouvé son "ami" Bechir Saleh ainsi que Bernard Squarcini, alors patron de la directeur du renseignement intérieur (DCRI).
Ils n'étaient pas "debout sous la tour Eiffel" comme l'écrira la presse quelques mois plus tard mais "bien assis" à "l'hôtel Shangri-La", à "700 mètres" de là, assure-t-il.
"Bechir Saleh voulait partir parce qu'il avait une réunion inter-libyenne au Niger et que ça allait très très mal. Le président Mahamadou Issoufou l'a appelé pour lui demander de venir urgemment", affirme Alexandre Djouhri.
A 20H20, Bechir Saleh décolle de l'aéroport du Bourget dans un jet privé réservé par l'intermédiaire. Sur ce vol, le passager enregistré est un certain Alexandre Djouhri.
Pourquoi ? Selon le prévenu, c'est le Libyen qui lui a demandé d'utiliser son nom "pour des raisons de sécurité" à l'aéroport de Niamey, où il y avait "beaucoup d'islamistes chez les contrôleurs".
- "Bill Gates qui fait la manche" -
"Comment peut-on présenter un passeport au nom de Bechir Saleh quand le passager est Alexandre Djouhri ?", s'étonne la présidente Nathalie Gavarino.
"A l'arrivée" il y a des contrôles "mais en partant, on s'en lave les mains", tente le prévenu, qui jure que cette dissimulation n'avait "rien à voir" avec la notice rouge d'Interpol, dont il assure qu'il n'était "pas au courant".
"L'hypothèse, c'est que Bechir Saleh aurait eu des secrets sur le financement de la campagne de Nicolas Sarkozy", rappelle la présidente. Le fils de Kadhafi, Saïf al-Islam, a même déclaré qu'Alexandre Djouhri avait "menacé de mort" Bechir Saleh s'il s'avisait de parler.
"C'est une infamie ! On ne menace pas son ami et son frère", s'étrangle le prévenu.
Depuis le Niger, Bechir Saleh s'est rendu en Afrique du Sud et, après plusieurs voyages, il serait aujourd'hui aux Emirats Arabes Unis. Lui aussi prévenu, il a demandé à être entendu en visioconférence, ce qui a été refusé par le tribunal.
Dans plusieurs interviews donnés à la presse, il a eu des formules ambiguës. "Kadhafi a dit qu'il avait financé Sarkozy. Sarkozy a dit qu'il n'avait pas été financé. Je crois plus Kadhafi que Sarkozy", a-t-il notamment déclaré en 2017.
Selon Alexandre Djouhri, Bechir Saleh "était censé revenir" en France après le 3 mai 2012 mais une fois parti, "il a vu la presse se déchaîner" et il n'avait "plus confiance en la justice française".
"On l'a accusé d'avoir pris des pots de vins, il n'en avait pas besoin ! C'est comme si vous accusiez Bill Gates de faire la manche", dit-il aussi.
Un des procureurs financiers le questionne: "Comment expliquer que le vol du 3 mai 2012 n'ait pas été enregistré sur la main-courante de la police aux frontières ?".
"C'est peut-être une erreur de leur part, hein", répond benoîtement le prévenu, tandis que l'avocat de Nicolas Sarkozy lance: "Fallait enquêter, y a rien dans le dossier là-dessus !".
"La raison la plus probable", reprend le procureur, "c'est que cette opération d'exfiltration a été organisée par les services français, par M. Squarcini".
Nicolas Sarkozy, assis non loin, écoute sans faiblir. L'audience est levée avant qu'il ne soit entendu.
Par Anne LEC'HVIEN / Paris (AFP) / © 2025 AFP