Christine Bouillot : Vous avez consacré votre vie au phénomène de résilience, qui permet de se reconstruire après un traumatisme. Après les attentats du 13 novembre, vous avez souvent conseillé de parler, d'expliquer, de donner la parole à ceux qui souffrent pour leur permettre de supporter la douleur. Est-ce que vous n'avez pas le sentiment, avec le recul, avec les commémorations, avec les hommages, que c'était tout un pays qui avait besoin de parler, de s'exprimer, dans les marchés, les repas de famille, au coin de sa rue ?Boris Cyrulnik : Absolument. Il y a deux mauvaises solutions après un attentat ou après un traumatisme collectif comme celui-là. La première mauvaise solution est de se taire et la deuxième mauvaise solution est d'en parler.On ne peut pas se taire après des attentats pareils. Se taire, ce serait se faire complice des agresseurs donc il est impossible de se taire. Et il est difficile de parler parce que la manière dont on parle transmet une émotion. Si on parle trop, on risque même de provoquer un syndrome psycho-traumatique. Donc il faut en parler, mais d'une manière maîtrisée, c'est-à-dire chercher à comprendre ce qu'on est en train de faire.Mais que tout un pays se mette à en parler, qu'on ait eu besoin de se réunir, que certains mettaient comme acte résistance de s'installer à la terrasse d'un café... Ce besoin d'être ensemble vous-a-t-il surpris ?Ça m'a fait plaisir, ça m'a rassuré mais ça ne m'a pas surpris. Quand un groupe social est agressé, généralement, s'il n'est pas complètement écrasé, il augmente sa solidarité. Après l'attentat de Manhattan, à New-York, Bush, qui était bas dans les sondages, avait 94 % d'Américains derrière lui. Ce qui lui a permis de prendre des décisions aberrantes, mais c'est un mécanisme classique. Ça augmente la solidarité et ça risque de créer des communautarismes, c'est-à-dire des groupes opposés aux autres, mais c'est un mécanisme de défense légitime.
"Les Français ne se sont pas laissés faire"
Donc il y a du bon et du moins bon dans ce que vous dîtes...C'est une négociation constante, c'est une transaction entre les attentats et la réaction des gens. Je pense que la France a très bien réagi, signifiant, par son comportement : 'On ne se soumet pas, on est blessés et on ne cherchera pas à se venger, on cherchera à comprendre pour maîtriser la situation'.C'est une réaction que je trouve tout à fait adulte et digne. J'espère qu'elle portera ses fruits mais l'ennemi de l'Occident est un ennemi curieux parce qu'il est invisible. Quand j'étais enfant, il y avait déjà un langage totalitaire, mais on repérait l'ennemi, c'était le Boche, l'Allemand. Il y avait des armées avec des uniformes de façon à essayer de ne tuer que les gens qui se faisaient la guerre. Maintenant, les attentats sont commis par des gens en civil.J'ai même vu, au Proche-Orient, des gens préparer des attentats avec des Mercedes, des Ray-Ban et des costumes gris et venir se mettre en costumes de guerre, c'est-à-dire le jean, le tee-shirt et lancer des roquettes depuis les marchés, les écoles et les hôpitaux, de façon à provoquer des ripostes. Et toutes les caméras étaient là pour provoquer l'indignation et manipuler les journalistes qui ne mentaient pas. Quand ils racontaient comment des hôpitaux avaient été bombardés, ils ne mentaient pas, ils disaient le vrai, mais comme les sujets sont tellement courts, ils ne disaient pas que c'était une manipulation faite par les nouvelles guerres asymétriques.Est-ce que vous pouvez nous expliquer comment on fait pour ne pas se laisser gagner par la haine ? On a vu ça, et tout le monde a pu relayer et être touchés par les mots de ces proches des victimes des attentats, qui disaient 'Vous n'aurez pas ma haine', en s'adressant aux terroristes. C'est possible ? On peut ne pas sombrer dans la haine ?La réaction sans pensée, la réaction émotionnelle, c'est la haine. C'est ce que souhaitent les terroristes et qui nous engage dans une spirale de guerre. Tous les candidats dictateurs utilisent le terrorisme pour provoquer la haine, c'est-à-dire manipuler les émotions des foules. La manipulation des masses se fait par l'indignation provoquée et par la haine, qui fait que la foule réagit comme un seul homme et tous les dictateurs ont utilisé cette arme.Là, les Français ne se sont pas laissés faire : 'On ne se laissera pas faire, mais vous n'aurez pas notre haine'. Cette réaction est adulte, ce qui est d'ailleurs peut-être un point faible, un point de vulnérabilité.C'est-à-dire ?Si on cherche à comprendre des gens qui, eux, ne cherchent pas à comprendre, ils risquent de recommencer les attentats.Quelle est la solution alors ?Toutes les dictatures finissent par tomber. Les dictatures militaires tombent assez vite à cause d'échecs économiques et à cause des excès de prison et de torture. Les dictatures religieuses durent plus longtemps parce qu'elles socialisent, elles manipulent les âmes.Je pense que la contre-manipulation, la sortie de la radicalisation, c'est l'explication, c'est renouer des liens, c'est rencontrer les gens et essayer au contraire de discuter avec eux pour les faire sortir de l'emprise totalitaire.
"Il y a une érotisation de la peur"
Du coup, tous ces symboles de la République que l'on a vu ressortir, devenir comme des étendards que s'approprient des gens qui n'y pensait pas, ça fait aussi partie des formes de résistance ? Absolument. Je pense que la plupart des Musulmans sont fréquentables. Ils sont des gentilles familles, ils travaillent, paient leurs impôts. Ils rêvent que leurs enfants vont s'intégrer, ce qui est tout à fait agréable à fréquenter. Mais ce n'est pas eux qui posent problème.Le problème, ce sont ceux qui veulent manipuler les émotions en provoquant des attentats et en tuant volontairement des innocents à des heures de grande écoute. S'il y a eu un attentat au Stade de France, pour le match France-Allemagne, c'était pour passer au 20h. C'est intentionnel. La télévision se fait complice des terroristes qui veulent passer à la télévision, comme pour les Twin Towers et l'attentat de New-York.Le fait que les Musulmans soient, pour leur grande majorité, tout à fait fréquentable, a fait que eux aussi ont sorti les drapeaux bleu-blanc-rouge, parce qu'ils se sentent français, qu'ils sont choqués par ce qui arrive et qu'ils ont décidé, comme tous les Français, de ne pas se laisser manipuler. Mais ça exige un travail, alors que se soumettre à une relation d'emprise, il suffit de se laisser aller. C'est le principe de toutes les sectes.Cette année 2015 a été marquée par des drames, des attentats. On parle de guerre, de danger, de risque. Dans les rues, on voit ces forces de l'ordre qui nous protègent, avec ces militaires avec leurs armes. Est-ce que, quelque part, il n'y a pas, malgré tout, un danger de banalisation, voire d'habitude, pour nous citoyens, pour nos enfants, de vivre comme ça, dans cet état permanent de danger et de suspicion ?Je vais peut-être choquer beaucoup de gens mais je pense qu'il y a une érotisation de la peur. Si vous ne me croyez pas, allez dans les fêtes foraines, approchez-vous des grandes roues et écoutez les cris des jeunes filles. Elles rient et elles hurlent de terreur en même temps. Les garçons qui se jettent par-dessus un pont avec un élastique érotisent la peur.Je pense qu'on aime se faire peur, c'est pour ça qu'on aime le risque, qui fait partie, d'ailleurs, de l'aventure individuelle. Donc je pense que voir des soldats en armes, voir des policiers, il y a des gens que ça angoisse, je crois que c'est la minorité. Je crois que la majorité des gens ne sont pas désespérés de voir ces réactions de défense, de voir cette aventure sociale qui nous arrive.
"Je suis optimiste parce que je crois qu'on court à la catastrophe"
En même temps, si on inverse ce que vous venez de nous dire, on peut aussi imaginer que ceux qui partent, ceux qui décident de rejoindre les rangs de l'Etat Islamique, jouent aussi à se faire peur...Bien sûr. Il y a des enquêtes qui ont été faites, notamment dans une haptique sectaire. On connaît les chiffres. Sur les 1800 ou 2000 jeunes Français qui ont rejoint les rangs du djihad, il y a 40 % d'enfants de Catholiques, bien élevés, avec des familles gentilles, de bon niveau socio-culturel, parfois même de très bon niveau. 40 % d'enfants de sans-Dieu, d'athés, dont les parents aussi ont été très gentils, avec de bons niveaux socio-culturels. 19 % de Musulmans tout à fait fréquentables atterrés par ce qui arrive à leurs enfants et 1 % de Juifs.Donc on a les chiffres. Ce sont des jeunes qui veulent érotiser la peur et qui veulent connaître une épopée. Or, une culture de la consommation n'offre pas l'épopée. Dans une culture de l'école, où on réussit ses examens grâce à la routine, beaucoup de jeunes sont exaspérés et veulent connaître des évènements. Ils croient trouver une aventure exceptionnelle, une épopée extraordinaire en s'engageant dans le djihad.Ces 2000 gosses sont des pigeons du djihadisme. Ils sont exploités par le djihad et il y en à peu près, actuellement, 6 000 à 8000 qui sont surveillés et prêts à se convertir à l'Islam. Ils se disent qu'ils sont convertis à l'Islam, mais bien sûr ils ne savent rien de l'Islam, comme moi d'ailleurs. Ils se convertissent à l'idée qu'ils se font de l'Islam pour connaître une aventure émotionnelle.Est-ce que vous diriez, pour se projeter sur les mois et les années qui arrivent, que notre société est capable de sortir par le haut de tout cela ? Ou est-on à un carrefour de notre Histoire ?On parle de crise de notre société depuis 1973. ça commence à faire une crise qui dure depuis longtemps. Je suis optimiste, parce que je crois qu'on court à la catastrophe. Le rythme doit changer. On est dans une situation de catastrophe où on est obligé de changer de culture. Donc ça va être passionnant, comme la Renaissance, comme toutes les cultures qui changent, mais tout est à repenser. Notre manière de vivre ensemble, l'école, la nouvelle situation des femmes, tout est à repenser. Ça va être absolument passionnant, mais malheureusement, il va falloir travailler.