Anthropologue à l'université Paris-Cité, ancienne membre du conseil scientifique créé pendant la pandémie de Covid-19, Laëtitia Atlani-Duault travaille sur l'impact de diverses crises sur les mémoires.
Dans son livre "Covid-19 Ad Memoriam, Fragments pour les mémoires" (La Documentation française), elle éclaire plusieurs traces d'un "moment de basculement" par des témoignages anonymes récoltés de 2020 à 2024, des photographies d'objets quotidiens de l'ère Covid entrés au MuCem à Marseille, et des dessins de presse de Plantu.

Une employée classe les objets liés au premier confinement imposé pour freiner la propagation du Covid-19 dans les réserves du musée du Mucem à Marseille, le 1er février 2021
NICOLAS TUCAT - AFP/Archives
Q. Vous évoquez des "traces profondes" du "moment de basculement individuel et collectif", voire de "rupture anthropologique", de la pandémie de Covid-19. Lesquelles vous paraissent significatives?
R. "Beaucoup ont perdu des proches, sans parfois pouvoir leur dire adieu ni voir une dernière fois leur visage, une expérience qui reste très marquante. Une naissance dans un pays confiné, des enfants à la maison avec des parents qui télétravaillent, des couples qui se déchirent, des familles séparées dans des pays différents, la douleur autour des Ehpad, et, parfois, le bonheur de cette période sont aussi dans les mémoires.
Témoignages et objets montrent aussi comment, dans les failles des réponses institutionnelles, des voisins se sont entraidés, des familles se sont rapprochées, des communautés ont improvisé des solutions.
En même temps, la pandémie a accentué les lignes de fracture, comme le racontent les témoignages. Le virus, discriminant par nature, a frappé plus durement les plus vulnérables, en raison de leur âge, leurs conditions socio-économiques ou leurs origines étrangères. On voit également que les règles de gestion de crise, uniformes au nom de l’égalité, ont souvent aggravé des disparités existantes".
Q. La page Covid n'est pas vraiment refermée?

Des médecins s'occupent d'un patient arrivant à l'accueil des Urgences, dans une cour de l'hôpital Henri Mondor à Créteil, près de Paris, le 26 mars 2020, au dixième jour d'un confinement visant à enrayer la propagation du Covid-19 en France
Thomas SAMSON - AFP/Archives
R. "Les effets de la crise ne sont pas tous derrière nous et nous vivons encore ses effets différés. Si nous avons appris à vivre avec le virus, si nos services hospitaliers ne sont plus débordés, si les principales mesures prises durant la pandémie font partie du passé, s’expriment encore des formes de désespérance et de souffrance sociale qui ne concernent pas que les familles endeuillées, voire de souffrance physique pour les personnes atteintes de Covid long.
Cette crise a laissé des marques profondes, elle a fait des morts, creusé les inégalités, sacrifié des étudiants, des professionnels et des malades, elle a parfois laissé un arrière-goût amer à tous ceux qui, applaudis tous les soirs au printemps 2020, se sont ensuite retrouvés rejetés dans l’anonymat et des conditions de travail plus difficiles qu’avant.
Il y a aussi un rapport aux vaccins affecté très fortement, une défiance plus forte dans les autorités".
Q. Pourquoi défendez-vous, à l'unisson d'associations et d'acteurs sanitaires, un devoir de mémoire pour la pandémie?

Des personnes se tiennent à leur fenêtre pendant les applaudissements quotidiens de 8 heures en soutien aux soignants, le 27 mars 2020 à Paris, au onzième jour d'un confinement visant à freiner la propagation du Covid-19 en France
STEPHANE DE SAKUTIN - AFP/Archives
R. "Pour transmettre aux générations futures mais aussi tirer des enseignements pour se préparer aux crises à venir, pas seulement sanitaires. Les mémoires de la pandémie seront plurielles, mais l'important est d'imaginer collectivement des rituels de passage.
Depuis plusieurs années, des mairies ont organisé des hommages, tous les 17 mars. Pourquoi n'y a-t-il pas, du côté de l’État, de volonté d'une journée d'hommage inscrite au calendrier national, possiblement le 17 mars? Certains demandent des hommages aux victimes du Covid, d'autres aux endeuillés, d'autres encore aux soignants, ma proposition est d'un hommage à la société française tout entière. Ce serait une forme de contre-don du gouvernement, d'autant plus important qu'on parle beaucoup de défiance envers l’État et envers la science mais aussi de se préparer à d'autres crises majeures.
Plusieurs propositions de loi ont été déposées depuis 2021, sans succès, pour créer une journée d’hommage national inscrite au calendrier national. Une nouvelle, portée par un groupe transpartisan de députés et à laquelle j’ai contribué, vient d’être déposée le 11 mars pour relancer ce débat à l'Assemblée nationale.
Certaines mairies ont aussi créé des monuments en mémoire du Covid, mais il n'y a pas de lieu national. Comme il ne s’agit pas de tout attendre de l’État, je crée un lieu de mémoire de la pandémie: il ouvrira en septembre rue de l’École de médecine, au sein de l'université Paris-Cité, et sera un espace dédié avec des expositions permanentes et temporaires, des conférences et des événements".
Par Isabelle CORTES / Paris (AFP) / © 2025 AFP