Au milieu de la farine et des effluves de pain chaud, la boulangerie Louboulbil de Castelsagrat (Tarn-et-Garonne) utilise son levain pour faire gonfler son "Bonheur intérieur brut", en instaurant des conditions de travail généreuses.
"Salaire décent" mis en place, semaine de quatre jours et dix semaines de vacances par an: pour les plus de 30 salariés (17 équivalent temps-plein) de la boulangerie située entre Agen et Montauban, le monde du travail n'a pas le même goût qu'ailleurs.
"Il faudrait aussi comptabiliser le nombre d'éclats de rire", glisse Jean-Pierre Delboulbe en promenant son physique d'ancien talonneur sur le marché de Valence d'Agen.
Deux vendeuses de l'entreprise qu'il a créée il y a 27 ans s'y affairent pour vendre le pain confectionné à dix kilomètres de là, dans un laboratoire installé au milieu des bois, en face de la ferme familiale.
"Tout ça a commencé quand j'étais cadre chez Vinci à Paris, et que je n'avais que cinq semaines de congés pour aller voir ma famille et ma belle-famille", explique à l'AFP cet hyperactif de 52 ans.
"Pour moi, il fallait partir sur une nouvelle manière de s'organiser", affirme-t-il, après s'être lancé dans la boulangerie, seul, en 1997.
- "entreprise anarchique" -
Petit à petit, la société, organisée en coopérative agricole utilisant le blé produit localement, dont le sien, grandit et affine son modèle social.
"Les cadres des grands groupes ont droit à des stock options et des RTT, mais pour ceux qui ont un CAP, il n'y a ni intéressement, ni RTT", vitupère Jean-Pierre Delboulbe en montrant, dans son atelier, un tableau où sont détaillés les revenus des salariés.
Le "salaire décent" de base est fondé sur le revenu médian français et fixé à 2.000 euros nets, au-dessus du revenu moyen pratiqué dans le secteur.
Des augmentations liées à l'ancienneté et des primes viennent gonfler la rémunération de tous les salariés, en fonction du chiffre d'affaires de l'entreprise.
Louboulbil vend désormais ses 300 tonnes de pain produites par an dans 17 marchés de la région, de Toulouse à Cahors en passant par Agen et Montauban, et dans quelques dépôts de pain du coin.
L'organisation du travail est aussi à part, avec l'autonomie érigée en maître-mot.
"On peut dire qu'on est une entreprise anarchique, mais anarchique dans le sens où il y a beaucoup de libertés", assure Nathalie Tessier, vendeuse.
"Chacun fait son marché, chacun fait sa tournée, il n'y a pas de pression, pas de contrôle, il n'y a même pas d'attente de résultat, parce qu'en fait on travaille pour nous quelque part", estime la salariée de 52 ans, dans l'entreprise depuis 12 ans.
Ce matin-là, Danièle, qui ne souhaite pas donner son nom, découpe des figues pour préparer des pains en vue des fêtes.
Elle savoure cette indépendance: "Du moment que le travail est fait dans les conditions et que mes collègues sont contents de moi ou de mon travail, tout va bien, on s'entend très bien, c'est presque idyllique, mais il faut venir travailler!"
- "acte politique" -
Jean-Pierre Delboulbe affirme avoir "voulu faire un acte politique", inspiré par ses expériences au Brésil, en Ukraine et par le ministère du "bonheur national brut" instauré au Bhoutan, en Asie.
"J'ai trouvé intéressant d'essayer d'observer d'autres critères de réussite d'une entreprise", pour remplir trois objectifs: "de la tranquillité, du temps libre pour tout le monde, y compris pour moi, et des sous partagés entre nous".
Un triptyque qui a fait le tour des réseaux sociaux le mois dernier, avec une vidéo publiée par le journal régional La Dépêche du Midi cumulant plusieurs millions de vues.
"Je ne pensais pas que c'était quelque chose de si étonnant", s'amuse le patron et ancien ingénieur. "Maintenant, on a beaucoup de clients militants qui prennent le pain là, parce qu'il leur plaît et parce que le modèle social leur plaît".
Et ce modèle pourrait bien déborder sur les stands voisins dans les marchés fréquentés par Louboulbil. "J'en discutais avec une collègue commerçante", raconte Nathalie Tessier. "Elle m'a dit +Vous me vendez du rêve, parce que j'aimerais mettre ça en place dans ma ferme, quand j'aurai les moyens d'embaucher du monde!"
Du rêve qui se vend comme des petits pains.
Par François BENEYTOU / Castelsagrat (France) (AFP) / © 2024 AFP