"Les avocats ne sont pas complices de leurs clients": accusée par certains magistrats de participer à dessein à l'embolie de la chaîne pénale, la profession s'indigne et se défend, mettant en garde contre un inquiétant "amalgame".
Depuis quelques mois, plusieurs magistrats ciblent de plus en plus ouvertement certains avocats, essentiellement ceux spécialisés en criminalité organisée, leur reprochant de multiplier les stratagèmes pour noyer la chaîne judiciaire et obtenir la libération de leurs clients, la détention provisoire ne pouvant excéder certains délais.
"Nous avons le sentiment que c'est la notion même de défense qui devient insupportable" à ces magistrats, déplore Romain Boulet, coprésident de l'association des avocats pénalistes.
Déjà en mars dernier, une juge d'instruction marseillaise auditionnée par la commission d'enquête sénatoriale sur le narcotrafic avait provoqué un tollé parmi les avocats en évoquant une "certaine défense", "pas constructive", pour éviter d'aborder "le fond du dossier".
La semaine dernière, le garde des Sceaux Gérald Darmanin relayait ce point de vue, affirmant sur RTL qu'une "minorité" d'avocats travaillait "non pas à l'innocence de leurs clients" mais à "emboliser la chambre de l'instruction" et "le processus judiciaire pour libérer de détention provisoire des personnes".
Lundi, les deux plus hauts magistrats de la cour d'appel d'Aix-en-Provence ont, lors de l'audience solennelle de rentrée de la juridiction, pointé du doigt, de manière très explicite, l'attitude de certains conseils.
Le procureur général Franck Rastoul a ainsi regretté que "l'argent de la drogue corrompe parfois les pratiques professionnelles" de certains acteurs du monde judiciaire, avec notamment une "minorité d'avocats qui font de la criminalité organisée leur pré carré (...) et transforment les audiences en +ring de boxe judiciaire+".
Le premier président de la cour d'appel, Renaud Le Breton de Vannoise, a pour sa part déploré le "véritable bras de fer" imposé aux magistrats par la multiplication des incidents de procédure, "quelle que soit leur pertinence", afin d'obtenir des renvois d'audience.
- "Déloyauté" -
De façon plus policée, la procureure générale de la cour d'appel de Paris, Marie-Suzanne Le Quéau, a évoqué, également en audience solennelle lundi, un "mouvement récent consistant pour des détenus à présenter des demandes de mise en liberté en nombre très conséquent et à opter en appel pour la comparution personnelle, dans le seul but d'emboliser la chaîne pénale".
Si cette petite musique monte depuis un certain temps, "hier (lundi) à Aix-en-Provence, pour la première fois, des magistrats en robe ont lors d'une audience solennelle désigné des avocats comme complices de leurs clients", s'émeut auprès de l'AFP Romain Boulet, qui se dit "très en colère".
"Aujourd'hui, ce n'est pas en empêchant les gens de se défendre qu'on va résoudre le problème du trafic de drogue", prévient-il. "Si un jour un régime autoritaire prend le pouvoir, tout sera en place pour un dévoiement des libertés publiques."
"Nous avons un seul mot d'ordre: pas d'amalgame", réagit de son côté Julie Couturier, présidente du Conseil national des barreaux (CNB), qui représente les 77.600 avocats de France.
"Qu'il puisse y avoir quelques dérives et des comportements déviants de certains avocats, oui. Mais il appartient aux conseils de l'ordre d'apprécier ce qui relève d'une stratégie de défense et ce qui relève de la déloyauté" et de sanctionner le cas échéant, souligne-t-elle.
"Nous avons conscience des enjeux" de la lutte contre la criminalité organisée, mais "cela ne peut pas passer par un recul des droits de la défense et une forme de stigmatisation de la profession", déclare la vice-bâtonnière de Paris, Vanessa Bousardo, rappelant que les conseils s'appuient sur le code de procédure pénale pour leurs requêtes en nullité.
"Il a été fait état d'une minorité d'avocats" dans les propos tenus récemment, observe-t-elle, "mais une minorité ne peut pas emboliser la justice".
Le système est "déjà malade, à bout de souffle", ajoute-t-elle. "Le vrai sujet c'est celui des moyens de la justice", abonde Julie Couturier. "Les avocats ne sont pas là pour contourner un système mais pour contribuer à la justice."
Par Eleonore DERMY / Paris (AFP) / © 2025 AFP