Christine Bouillot : 48 heures après les attentats de Paris, vous aviez écrit une lettre, où vous disiez qu’en "ce jour de carnage, jamais vous ne vous étiez senti aussi français". Si vous vous étiez appelé Dupont, est-ce que cela aurait eu la même résonance ? Magyd Cherfi : Je ne sais pas. Je m’appelle Magyd donc je ne peux m’imaginer en Dupont. Ce soir là, j’aurai aimé m’appeler Dupont ! Parce que derrière Magyd, derrière Dupont, ce sont surtout des métaphores pour expliquer qu’on a oublié d’être ensemble Magyd Et Dupont.
Et pendant toutes ces années, il y a eu une bataille entre les uns et les autres pour savoir si nous appartenons ou pas à la même famille. Ce soir-là j’avais envie que les deux appartiennent à une même famille.Est-ce-que l’on vous demande de vous expliquer sur ce que vous avez dit, plus qu’avant ? Oui et surtout mes amis me le demandent. Parce que j’appartiens à une famille qui est plutôt internationaliste, qui regarde le monde beaucoup plus que la nation, la patrie. Et tout à coup c’est intéressant de se dire : et la patrie ?
Et quand soudain un flingue est posé sur vous, car c’est la sensation que j’ai eu ce soir là... Ah mais on veut me flinguer, mon fils, mon voisin.. en fait vous (les terroristes) voulez tuer tout le monde !! Donc il fallait que quelqu’un me protège. Mais qui va me protéger ? J’avais besoin d’un peuple frère, j’avais besoin d’appartenir à un peuple parce c’est ce peuple là qui m’a fait Magyd.
"On a oublié que nous sommes dans un Etat de droit"
On a le sentiment que tout le monde tente de comprendre comment et ce qu’il nous arrive, nous la France ! Oui j’ai le sentiment que tout le monde se demande pourquoi on ne s’aime pas ? Comme si il y avait ce constat : "En fait on ne s’aime pas si nous n’avons pas la même couleur de peau, la même religion, la même culture !" C’est vrai, on ne s’aime pas. On nous fait croire qu’il y a une France multiculturelle. Elle l’est malgré elle.
La mixité s’impose à nous mais on ne va pas au-devant de la mixité, on la subit. Et il faut assumer une société cosmopolite. Etre mélangés c’est aussi être moderne. Parce que le monde bouge. Les gens se déplacent aisément, il faudra que tous les peuples qui ont des millénaires de patrimoine assument la mixité. Comment en est-on arrivé à cette situation ? Car l’année 2015 se termine comme elle avait commencé... ...dans un bain de sang ! C’est terrible parce que finalement, nous sommes un peu des enfants gâtés. Vous naissez dans un Etat de droit donc le droit ne vous intéresse pas puisque vous l’avez ! Vous naissez dans un pays avec la liberté d’être critique et moi-même, qui ne fais que ça, être critique vis-à-vis de la République, de la nation, et bien à 50 ans passé, au bout d’un demi-siècle je me dis :"Est-ce que je peux dire que j’aime ce pays ?"
Pourquoi on en arrive là ? Et bien, on a oublié que nous sommes dans un Etat de droit. Moi, fils d'Algérien, je sais ce qu’est un Etat de non-droit ou de droit limité. Et quand je reviens en France, je me dis : "Ah ouai.. ici on peut tout !"
Et ce peuple de France l’a oublié. Qu’il soit de souche, d’origine étrangère, il a oublié tout cela.
"Ma blessure est de voir l'inconsistance de l'artiste français"
A vous lire et vous entendre, on a comme le sentiment qu’une forme d’innocence chez vous s’est envolée ? Ou le contraire finalement ! A plus de 50 ans, là, j’ai l’impression d’être un homme libre. Parce que j’épouse fondamentalement la Liberté, l’Egalité, la Fraternité. Je suis né français il y a 50 ans mais ce n’est pas cela, être français, parler français, avoir une carte d’identité....
Etre français c’est adhérer aux valeurs de la République ! J’étais comme sur un flirt avec cet état de liberté et là, j’ai envie d’épouser totalement l’idée de la liberté !Attaquer le Bataclan, une scène de concert, qu’avez-vous ressenti ? C’était pour moi inimaginable ! Mais ma blessure à moi est de voir l’inconsistance de l’artiste français. Pourquoi est-ce-qu’il n’y a pas une armée d’artistes qui se serait levée pour défendre ce droit de chanter, à la culture, d’être sur scène ou dans le public ? Ma blessure c’est qu’il n’y a pas tant de voix qui s’élèvent.Que pensez-vous alors de ces Français qui se sont mis à chanter la Marseillaise, qui ont mis des drapeaux à leurs fenêtres ? Je vois là une forme de vraie résistance. Je ne dirai pas qu’on est en guerre, mais on est en danger. La liberté est vraiment en danger. Je n’ai pas encore envie qu’on oublie la patrie. Et il y a des moments où la patrie est en danger. Tout n’est pas perdu. On a le socle, Liberté Egalité Fraternité. Il reste à bâtir les murs, des murs black-blanc-beur.
Je suis un enfant gâté de la République et, aujourd’hui, je suis en train d’apprécier tout ce qu’elle m’apporte après l’avoir un peu perdue de vue.Magyd Cherfi en tournée dans toute la France avec le "Toulouse Con tour", avec Art Mengo et Yvan Cujous.