Depuis peu, la justice française considère les viols comme une arme génocidaire et affiche sa volonté de les poursuivre. Une priorité qui doit composer avec l'ardu recueil de preuves, au cœur de territoires souvent lointains et minés par la guerre.
En 2026, la France doit juger, pour la première fois, l'un de ses ressortissants pour génocide et crimes contre l'humanité en Syrie, dont des viols sur trois Yazidies.
Il s'agit de Sabri Essid, Toulousain parti en 2014 rejoindre le groupe jihadiste État islamique (EI) et présumé mort depuis 2018.
Jusqu'ici, les procès en France de combattants de l'EI traitaient d'infractions terroristes.
Cette fois, d'autres voix résonneront à l'audience et raconteront une histoire supplémentaire: celle subie par les populations, dont la destruction programmée des Yazidis.
L'EI a revendiqué son "projet politico-religieux" dès l'attaque sur la région du Sinjar, en août 2014, ont relevé dans leur ordonnance les magistrates françaises enquêtant sur Sabri Essid. Les Yazidis hommes devaient se convertir ou mourir, les femmes, être réduites à l'esclavage. En particulier sexuel.
En attestent des commandements sur les "relations" avec "une femme captive", l'instauration de marchés aux esclaves...
Une Yazidie, âgée d'un à neuf ans? Une centaine de dollars.
Une adulte, de 40 à 50 ans? Quarante.

Image prise le 10 mars 2015 à partir d'une vidéo qui aurait été publiée par le groupe État islamique (EI) via Al-Furqan Media, l'une des plateformes jihadistes utilisées par l'EI sur le web, montrant le jihadiste français Sabri Essid alors qu'il s'adresse à une caméra en français dans un lieu non divulgué
- - AL-FURQAN MEDIA/AFP/Archives
Sabri Essid est soupçonné d'avoir acheté, vendu et violé des Yazidies.
Ces violences sexuelles ont "constitué une étape dans le processus de destruction du groupe, conduisant à la destruction de son moral", analysent les magistrates.
Ces viols "sont utilisés pour remplir des objectifs précis, militaires, politiques ou économiques, en créant un climat de peur généralisée qui permet à l'ennemi d'y parvenir plus facilement", observe pour l'AFP la juriste Léa Darves-Bornoz, mobilisée deux ans en Irak.
Ils brisent la résistance, en fracturant des familles. "Quand une femme est violée, ou porte le soupçon de l'avoir été, elle n'est pas perçue comme une victime à soutenir, mais comme une source de honte à tenir à l'écart".
La crainte même d'être violée "pousse des populations entières à se déplacer et donne accès à des ressources territoriales à l'ennemi".
Or, la fuite de "quelque 150.000" Yazidis, principalement vers l'Europe, "hypothèque" leur avenir: le déracinement de "ce peuple religieux ancien" fragilise la transmission de leur identité, analyse le psychologue spécialisé Jan Ilhan Kizilhan.
- "Masse des atrocités" -
Ce calvaire des Yazidies a marqué un tournant dans les enquêtes françaises sur des génocides.
L'horreur des marchés d'esclaves était "si central" qu'il a été "impossible d'invisibiliser" ces viols, analyse l'avocate Clémence Bectarte, représentant la Fédération internationale des droits de l'homme dans de multiples dossiers de crimes contre l'humanité.

Des femmes yazidies irakiennes assistent à l'exhumation d'une tombe collective de centaines de Yazidis tués par des membrse du groupe État islamique (EI) dans le village de Kojo, dans le nord de l'Irak, le 15 mars 2019
Zaid AL-OBEIDI - AFP/Archives
Ce génocide a imposé "un changement de paradigme" aux enquêteurs, alors que les crimes sexuels n'avaient "pas été une priorité pendant longtemps".
La France a déjà jugé des personnes pour génocides ou crimes contre l'humanité commis à l'étranger, en application de la compétence universelle. Ce principe permet à un État de juger ces crimes imprescriptibles qu'importe la nationalité de l'auteur, de la victime ou le lieu des faits dès lors, entre autres, qu'un suspect y dispose d'une résidence habituelle.
Mais au cours des dix dernières années, la majorité des poursuites pour viols résultaient d'un travail acharné d'associations pour recueillir des témoignages.
À l'instar du dossier visant Roger Lumbala, ex-chef rebelle en République démocratique du Congo (RDC) qui sera jugé en 2025, notamment pour complicité de crimes contre l'humanité incluant des viols, et dans lequel des associations avaient organisé deux campagnes de recherche de victimes.
Une quinzaine a ensuite parcouru des milliers de kilomètres pour être auditionnée en France. Bravant risques sécuritaires ou entraves administratives, ces "survivantes" viennent "raconter les viols, le stigma, l'absence de soins...", élevant la justice française au rang de "dernier recours", souligne Me Bectarte.
Un déplacement d'autant plus précieux que la géopolitique peut compliquer la venue de magistrats français sur zone.
"Les viols ont longtemps été noyés dans la masse des atrocités", reconnaît Sophie Havard, procureure, cheffe du pôle crimes contre l'Humanité (CCH) au parquet national antiterroriste (Pnat), dont la "politique pénale conduit désormais à prioriser leur prise en compte dans les procédures".
Récemment, le Pnat a demandé l'élargissement aux violences sexuelles dans plusieurs affaires visant l'EI.
Sonia Mejri pourrait ainsi, sous réserve du pourvoi en cours, être la première Française revenue de zone irako-syrienne à être jugée pour complicité de crimes contre l'humanité. La justice lui reproche d'être complice des viols imputés à son ex-mari et cadre de l'EI, sur une Yazidie adolescente.
- "Crédibilité" -
En France, cette prise de conscience survient notamment en 2023, lors d'un procès traitant du génocide des Tutsis en 1994 au Rwanda, détaille Mme Havard.
Des procès de Rwandais se tenaient pourtant à Paris depuis dix ans. On y jugeait des meurtres de masse, des tortures, mais pas de viols, les enquêtes n'en ayant pas révélés.

L'ancien médecin rwandais Sosthène Munyemana (g), arrive avec son avocate Florence Bourg au palais de justice de Paris pour son procès pour génocide et crimes contre l'humanité lors des massacres de 1994 au Rwanda, le 14 novembre 2023
ALAIN JOCARD - AFP/Archives
En 2023, l'ancien médecin Sosthène Munyemana comparaît, des Tutsies dénoncent des sévices sexuels. "Être dans une institution judiciaire en France, loin du Rwanda, a libéré leur parole", estime aujourd'hui Mme Havard.
Le médecin, qui a fait appel, a bien été condamné. Mais pas pour complicité de violences sexuelles: il n'y a pu avoir d'investigation supplémentaire, en plein procès, pour corroborer les révélations.
Comment enquêter sur des faits vieux de 40 ans, quand s'étiole la parole et s'effacent les souvenirs ?
"On travaille sur des indices de crédibilité", explique Céline Bardet, présidente de l'ONG We are not weapons of war. "A force de pédagogie, les enquêteurs prennent mieux en compte les rapports médicaux", par exemple.
Côté enquêteurs justement, peu d’États bénéficient d'une unité spécialisée, malgré des mécanismes internationaux spécifiques.
La France s'est dotée en 2012 d'un pôle judiciaire national luttant contre les crimes contre l'humanité (cinq magistrats et quatre juristes), et d'un Office central de lutte contre les crimes contre l'humanité et les crimes de haine, avec une vingtaine de gendarmes dédiés.
Sur 162 procédures en cours couvrant 30 pays, une quinzaine visent notamment des violences sexuelles.
Pour ces enquêteurs, les témoignages constituent la preuve centrale.
Une fois les premières paroles recueillies, généralement par des associations locales, les enquêteurs cherchent à les objectiver.
Toutefois, "réentendre peut susciter une retraumatisation", prévient Mme Havard.
Des précautions sont prises, avec "de nouvelles techniques d'audition", conduites par les magistrats du pôle CCH eux-mêmes, aux côtés des enquêteurs. Sont privilégiées des équipes d'enquête restreintes et, autant que possible, féminines.
- "Emboîtement des témoignages" -
Les magistrats recourent également à des spécialistes du pays concerné, ou des violences de masse, pour repérer des schémas.
La justice accepte ainsi des témoignages plus fragiles mais concordants, relèvent de fins connaisseurs du dossier, car leur emboîtement permet de se rapprocher d'une scène de crime dont les éléments matériels auraient disparu.
À Kavumu par exemple, village du Sud-Kivu (RDC), une quarantaine de viols sur des mineures ont eu lieu entre 2013 et 2016 selon un même mode opératoire.
"La communauté pensait initialement à des délinquants", rappelle Daniele Perissi de l'ONG Trial International, "mais grâce à l'analyse du contexte", de données téléphoniques jusqu'à des signes distinctifs comme "des bandes rouges" sur le cou des auteurs, "on a conclu à des attaques systématiques par une milice: ils recueillaient le sang des victimes, pensant que cela les rendrait invincibles".
"On ne saura jamais qui précisément a commis les viols en pleine nuit, mais le droit international dispose d'outils pour sanctionner la criminalité d'un groupe", souligne M. Perissi.
Cette approche fait bondir la défense. Nombre d'avocats y voient des poursuites politiques, estimant que la France veut s'afficher en soutien de victimes de génocides sans individualiser les poursuites judiciaires.
"C'est comme condamner une personne pour un viol, sans photo ni trace de la scène", s'insurge une robe noire.
En France, ces failles sont prises en compte et des enquêtes n'aboutissent pas.
Toutefois, un témoignage de plaignante, s'il est étayé par des éléments de contexte, peut mener aux assises, où d'autres femmes pourront se manifester.
Reste, face aux jurés, à "nous assurer de la bonne réception de la parole des victimes", relève l'avocate Sabrina Delattre.

Croquis d'audience du 10 octobre 2022 montrant Kunti Kamara (c), ex-commandant rebelle du Liberia, accusé de crimes contre l'humanité pendant la guerre civile, devant le tribunal correctionnel de Paris
Benoit PEYRUCQ - AFP/Archives
Elle a accompagné Esther lors des procès à Paris de Kunti Kamara, cet ex-commandant rebelle du Liberia condamné en appel en 2024 à 30 ans de réclusion pour barbarie et complicité de crimes contre l'humanité pendant la guerre civile.
En première instance, Esther, "en état de choc", s'était effondrée. "On a longuement discuté du risque de lui faire revivre le traumatisme" en appel, raconte l'avocate. Finalement, Esther est revenue à la barre, à huis clos.
"Les victimes éprouvent du soulagement qu'on les écoute, surtout quand des rebelles restent impunis au Liberia", analyse Me Delattre.
Encore faut-il pouvoir raconter.
Malgré "quelques procès emblématiques", "le puzzle n'est pas complet", déplore Esther Dingemans, du Global Survivors Fund, citant la Bosnie-Herzégovine et les quelque 20.000 victimes de violences sexuelles pendant la guerre (1992-1995).
Et un procès ne garantit pas réparation. "Le sentiment de justice ne se limite pas à la procédure judiciaire", estime Mme Dingemans, dont l'organisation fournit toit et éducation aux survivants. Cela passe aussi par "être entendu, vu, cru, avoir à manger" dans son propre pays, pour "reprendre sa vie".
Par Anne-Sophie LABADIE et Clara WRIGHT / Paris (AFP) / © 2025 AFP